Nos Valeurs Communes (1)

J'avais huit ans, et je regardais, fascinée, mon grand père tuer un lapin. Proprement, hein, c'est une question d'honneur, on est pas des bêtes. Suspendu par les pattes arrières, il avait pas l'air très confortable, le lapin. Mais bon, ça ne durait pas. Un coup sec du revers de la main derrière les oreilles, paf. Puis l'opinel, celui que le pépé avait toujours dans sa poche, soigneusement essuyé à chaque usage, souvent aiguisé, bien usé dans le milieu de la lame, fidèle.

Un trait sur la carotide, le bol en faïence bien placé, le sang qui coulait rouge sombre. Quelques soubresauts, les dernières gouttes qui tombaient dans la poussière. Le dépiautage pouvait commencer.

Le pépé gardait les peaux. Un vieux bonhomme venait les chercher avec sa charrette remplie de trucs hétéroclites. On l'appelait "le pattier", parce que chez nous on appelait "pattes" ces morceaux de tissu usagé qui servaient un peu à tout, à repasser le linge, à laver la vaisselle, essuyer une table par exemple. J'ai même entendu "patte à cul", je vous le donne en mille, pour dire "serviette hygiénique". Le pattier s'annonçait de loin, en criant "peaux d'lapin, peaux!", et le pépé descendait à la cave chercher les peaux de lapins qui séchaient, retournées et remplies de paille. Il lui était même arrivé de les tanner lui même, ces peaux, en témoigne cette photo de moi petite fille avec un manteau en peau de lapin. Mais, disait ma mère, il avait pas continué, trop de travail, trop compliqué. Il voulait juste voir comment ça se faisait.

Revenons à nos moutons, je veux dire à notre lapin. Mais ici une parenthèse, le coup du mouton qu'on égorge dans la baignoire, ça m'avait pas trop bouleversée, sauf que le pépé risquait pas de les égorger dans la baignoire, ses lapins, il avait pas de baignoire.

Le dépiautage, c'était ce qui me fascinait le plus. De nouveau l'opinel, quelques coups de canif bien placés, amorcer le retournement, après il suffisait de tirer doucement, en dégageant parfois une adhérence, toujours de la pointe de l'opinel. Le manteau duveteux disparaissait, deux surfaces étranges et belles lui faisaient place, chatoyantes, rouges et nacrées, parcourues de sillons. Du côté de la chair, le rouge dominait. La couleur nacrée s'imposait du côté de la peau. Quelques coups d'opinel, encore, pour dégager la tête.

Un manchon de fourrure, avec la fourrure à l'intérieur, qu'il restait à remplir de paille pour que ça sèche bien en forme, en attendant le prochain passage du pattier.

Et pourquoi je vous raconte tout ça, moi? A propos de valeurs communes? Peut-être parce que c'est une époque où on assumait sa manière de manger: peu de viande, très peu même, mais on l'élevait et on la tuait soi-même, on faisait pas les innocents indignés quoique carnivores. Ou bien à cause du pattier, inquiétant personnage de mon enfance, qui à l'occasion emportait aussi les petits enfants désobéissants? Car l'obéissance était alors une valeur, les camps et leur cortège de meurtriers obéissants n'avaient pas encore pénétré jusqu'au menu peuple, on était pas laxiste avec les enfants et la "patte-mouille" de la mémé servait aussi à frapper, sans laisser de traces, les récalcitrants. Ou encore parce qu'on gaspillait pas, on recueillait le sang pour la sauce du civet, on gardait les peaux pour le pattier, on faisait des manteaux à sa petite fille auto-produits de A à Z? Non, et c'est pas non plus pour le célèbre couteau Opinel autre valeur sûre franchouillo-régionale.

L'idée terrifiante qui a donné naissance à ce billet, c'est que nos valeurs "éternelles", manipulées et instrumentalisées par des malfaiteurs adroits et menteurs, sont en train de se retourner, de s'inverser, comme un lapin qu'on dépiaute. La liberté, c'est l'esclavage, l'égalité c'est l'injustice, la fraternité c'est le mépris. Et inversement. Nous n'allons pas laisser faire, hein?

Comme moi, et à la demande éplorée de Christine Boutin, participez à la semaine de NOS VALEURS COMMUNES

Commentaires

1. Le mardi 23 décembre 2008, 11:38 par céleste

Super billet!

J'ai un doute, on a eu le même pépé?

2. Le mardi 23 décembre 2008, 12:15 par cultive ton jardin

Modèle standard des années d'après guerre...

3. Le mardi 23 décembre 2008, 12:32 par emcee

Belle évocation, Jardin. Moi aussi, ça me rappelle mon pépé.
Eh oui, en ce temps-là, rien n'était jetable et quand les gens étaient très pauvres, les enfants trouvaient toujours chez le voisin un morceau de pain et un bol de soupe chaude qu'ils partageaient avec les enfants de la famille, tous blottis devant la cheminée.
Les temps étaient durs, certes, mais, aujourd'hui, dans un pays riche, il y a des gens qui s'empiffrent de caviar devant des enfants qui n'ont pas à manger décemment tous les jours.
N'est-ce pas le comble de l'indécence et du cynisme?

Honte à ceux qui veulent donner des leçons sur "nos valeurs" et qui refusent de donner un toit à tout le monde et de permettre à chacun de se nourrir correctement.
Pire encore, qui laissent sanctionner durement ceux qui se battent pour les aider.

4. Le mercredi 24 décembre 2008, 10:47 par gilda

Merci au passage pour l'origine du mot patte-mouille qu'on employait chez moi sans savoir que le mot simple existait, qui enfant m'avait intriguée et que personne dans mon entourage n'avait su m'expliquer.

5. Le mercredi 24 décembre 2008, 19:20 par pièce détachée

Oui, la dépouille du lapin, on s'en souvient toute sa vie, et elle ressurgit à chaque dépouillement.

La peau retournée, la chair de nacre et de sang.

Le ou la cuisinière aurait déchu si la sauce n'était pas faite avec ce sang (pareil pour les volailles).

Dans le Morvan, certains arrachaient un œil au lapin mort, pour le saigner mieux.

Un œil qu'on nous arrache, l'autre rivé sur la télé.

Merci pour ce billet magnifique.

6. Le vendredi 26 décembre 2008, 17:33 par ko

Allez, je vous le dis : moi, je continue de la retourner, la peau du lapin (de garenne)... C'est qu'il faut bien prendre la relève, et cuisiner, avec mère et grand-mère, lapins grillés et civets royaux. Rigolez pas, ou soyez pas horrifié-e-s : si un jour cela devient nécessaire, 'serez bien contents que quelqu'une soit capable de fournir des protéines ! ;-)

Et vive les bravepatriotes et affilié-e-s, qui braquent leurs miroirs grossissants sur l'envers du décor des valeurs usurpées, déformées, qu'il s'agit en effet de remettre sur leurs petites pattes agiles !

7. Le mercredi 31 décembre 2008, 14:36 par liane

Belle leçon de vie, Jardin.
Et oui, on garde des concepts dans du formol et ils flottent ramollis aux frontons de nos mairies
Si les mots n'ont de sens que les uns par rapport aux autres, les idées aussi
Égalité, fraternité, et liberté, a l'heure des lois Hortefeux, des folies financières, de l'ultra libéralisme ne sont juste que de vieilles reliques.

8. Le lundi 5 janvier 2009, 01:03 par cultive ton jardin

Liberté, égalité, fraternité sont devenus des champignons desséchés. Ont pas fière allure, certes, mais la dessication, ça conserve bien.

Le moment venu, il nous suffira de les laisser tremper un peu dans l'eau chaude. On s'en servira pour confectionner les "nems" parfumés de l'avenir.

9. Le lundi 19 novembre 2012, 16:26 par Raphaël

Voici les VRAIES Valeurs, de LA France Chevaleresque de l'Honneur de Bertrand du Guesclin (1320-1380), et Celle de la Sagesse de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592), à transmettre à TOUS nos enfants : http://purete-parfaite.pagesperso-o...
car AUCUNE homasse politique actuelle, n'est capable d'en être l'EXEMPLE ! Or la MEILLEURE politique, comme la MEILLEURE éducation, est celle de L'EXEMPLE C.Q.F.D.
Avec les respects d'un Homme d'Honneur, qui cultive la sagesse, comme d'autres, les salades ! ;-o),

10. Le jeudi 20 décembre 2012, 09:16 par cultive ton jardin

Je crains bien, Raphaël, que vos valeurs n'aient pas grand chose à voir avec les miennes. Qualifier ses propres valeurs de "VRAIES" en majuscule et en disqualifiant celles des autres, parler de "pureté", de "pureté parfaite" en plus... ça me fait un peu froid dans le dos. Le totalitarisme n'est pas loin.