Chaque année, au mois de mars, je commence mes semis de tomates.
Les tomates et moi, c'est une ancienne et toujours actuelle histoire d'amour. C'est avec elles qu'adolescente j'ai commencé à jardiner, et même à cuisiner car ma mère snobait mes productions agricoles et préférait celles du "Casino" d'en face: mes tomates manquaient de rondeur et de calibrage, et mes salades, pouah, étaient pleines de terre et de limaces. C'est ainsi que je me suis lancée dans la tomate farcie à 15 ans.
Chaque printemps, mon grand père me fournissait quelques plants et aussi des piquets faits maison, mon père bêchait quelques mètres carrés de la lourde terre argileuse de notre jardin de banlieue par ailleurs abandonné aux herbes sauvages vaguement tondues de temps à autre. Et je repiquais soigneusement, suivant à la lettre les conseils de l'ancêtre, taillant scrupuleusement chaque plant. Pas un seul gourmand, surtout pas de tiges secondaires, compter trois ou quatre grappes de fleurs, étêter. Mon grand père, je l'ai déjà dit, avait le jardinage austère et rigoureux. Il serait assez éberlué, aujourd'hui, de voir ce que j'ai fait de ses leçons, la créativité et la fantaisie, c'était pas son truc . Ou alors, ça ne l'était plus? Qui sait si un poète rebelle assassiné ne gisait pas dans un de ses placards intimes bien verrouillé? Car mon grand père, dans une famille ouvrière, avec des ancêtres paysans ou domestiques, tous plus bigots les uns que les autres, possédait un phonographe, avec quelques 78 tours, et parmi eux des disques d'opéra (!?) et quelques chants révolutionnaires (!!??). Si bien que mes oncles curés étaient capables de brailler à pleine voix l'Internationale ou le Chant des partisans (A l'appel du grand Lénine), et que mon seul oncle pas curé, lui, chantait le Barbier de Séville avec une magnifique voix de baryton. En 1968, j'étais bien la seule gauchiste à connaître par coeur tous les couplets de l'inter, à peine si les autres connaissaient le refrain. Le grand père se contentait, dans les repas de famille, de "La chanson des blés d'or", plus conforme à ses origines. Il gardait un chapelet dans sa poche et sonnait les cloches de l'église avant de servir la messe de l'aîné de ses fils. Et ne laissait ni ses tomatiers, ni son jardin s'écarter d'un poil de la ligne claire. Sa seule fantaisie, c'était d'autoriser quelques plants d'arroche belle dame pourpre s'implanter où ça leur plaisait et se ressemer à leur fantaisie. Graine de folie, en quelque sorte.
J'ai parlé de tomatiers, je dois remercier la fille d'Agnès, auteure de ce néologisme aussi charmant qu'utile. Cette année, côté tomates, c'était luxe et abondance. Je crois bien n'avoir jamais eu une telle récolte, et c'est pas fini malgré la fraîcheur qui s'installe doucement. Pourtant, le départ n'avait pas été fameux. J'avais bien commencé mes semis comme d'habitude, pots de yaourt percés, barquettes de fruits soigneusement conservées de l'été précédent, compost tamisé de ma fabrication. Le tout installé devant la baie vitrée de la salle à manger. Mais, alors que tout ça commençait à se développer au point de nécessiter un arrosage quotidien, me voilà partie à l'autre bout de la terre pour trois semaines. Que faire? un seul de mes enfants a pris le virus du jardinage, et il était fort occupé par le sien de jardin, entièrement à défricher, terre fertile certes, mais pas facile à travailler. Rien à espérer de ce côté là. Mon autre fils... je craignais le pire pour lui avoir déjà confié mon jardin, dont il s'était occupé de manière fort aléatoire. Je l'ai tout de même chargé de mission, avec des recommandations précises, pressantes et inquiètes. Et, bonheur, il n'a pas failli. J'ai retrouvé mes plantations en très bon état, prêtes au repiquage, on était début mai, il était temps. C'est après que ça s'est gâté, car la terre, elle, n'était pas prête. Même en travaillant intensément de la grelinette, je n'ai rien pu mettre en place avant la fin du mois. Quand je leur ai enfin offert une terre à leur mesure, mes plants n'étaient pas farauds.
Cette année, j'avais vu grand. Vingt et un tomatiers. Six variétés différentes. Comme piquets, j'utilise depuis quelques années des fers à béton. L'idée m'est venue en voyant la très belle tonnelle du centre "Terre Vivante". Cela fait des piquets solides, discrets, , très durables, faciles à stocker l'hiver, ne gardant pas les virus comme le bois, peu coûteux. Parfaits donc. J'ai d'ailleurs pu constater que le mythique Festival des Jardins de Chaumont sur Loire avait lui aussi adopté les fers à béton et la ferraille rouillée en général, une fameuse référence, non?
En juillet, j'étais un peu déçue: la récolte s'annonçait belle certes, mais restait obstinément verte, malgré mes visites quotidiennes et mes regards pressants. Si tu plantes avec un mois de retard, pas question de te plaindre. Au jardin, le temps qu'il fait et le temps qui passe sont les maîtres absolus.
Ce sont les "Noires de Crimée" qui ont commencé. Sournoises, le dessus restait vert, il fallait retourner le fruit pour découvrir un début de coloration. Petite production, mais délicieuse. Et d'une couleur très particulière, allant de carmin clair à rouge sombre. Malgré une absence quasi totale de taille, ces plants là ressemblaient à ceux de mon grand père, une seule tige portant trois ou quatre bouquets et peu de gourmands.
Après, je ne me souviens plus très bien de l'ordre d'apparition. J'avais acheté quelques plants à Terre Vivante; pour essayer de nouvelles variétés. Deux plants de petites tomates jaunes, minuscules et innombrables. "Cocktail clémentine", le nom de "mirabelle" serait plus approprié, exactement la taille et la couleur des mirabelles. Elles ont mûri et fleuri sans cesse, et ça continue. Sympa à l'apéritif, leur couleur dorée fait aussi merveille dans une salade multicolore.
Les "Green Zebra", deux plants aussi, m'ont posé un problème: comment repérer leur maturité? Merci au magnifique (et très complet) site Tomodori qui m'a aidée. J'attendais trop. La coloration, zébrée en effet de vert clair et de vert foncé se nuance délicatement de jaune, tandis que le fruit devient moins ferme. C'est juste là qu'il faut cueillir. Plus tard, le jaune s'accentue, mais le goût devient fade. Plus tôt, elles sont trop acides, et leur couleur accentue l'impression... que vous avez servi à vos invités des tomates vertes. Par contre, toujours dans une salade multicolore, plein succès.
Sous le nom de "Prune Noire" j'avais également acheté deux plants de petites tomates ovales dont le rouge sombre vire au noir. Délicieuses à croquer sur place, il faut les mettre entières dans la bouche pour apprécier la manière dont elles libèrent leur jus au goût très particulier, pas vraiment un goût de tomate. En salade, je trouve leur peau un peu trop dure. Celles-là ont produit assez peu, et c'est presque fini.
Je cultive chaque année des Tomates de Berao. Ovales, pas très grosses, productives, sans souci, je les utilise plutôt cuites que crues, leur goût n'a rien d'extraordinaire et elles tiennent bien à la cuisson. Coupées en deux dans une poêle, avec des herbes de Provence et de l'ail écrasé, un peu de crème pour finir si vous voulez raffiner, ça fait un accompagnement rapide qui relève bien le goût un peu fade des céréales complètes, boulghour, quinoa ou sarrasin. Repas acceptable prêt en un quart d'heure, ya des jours où c'est utile! Cette année encore, elles remplissent bien leur contrat.
Mais j'ai gardé les meilleures pour la fin: les Tomates des Andes. Elles se sont fait prier, les vilaines. Deux ou trois ont commencé à se colorer... au moment où toute ma petite famille faisait ses bagages. Ils en ont à peine profité. Quel dommage, car elles sont vraiment délicieuses. Et d'une abondance rare. Je pense que chaque plant aura produit plusieurs kilos à lui seul. Nous en avons mangé quasiment à chaque repas, en salades multicolores d'abord, puis, maintenant que les autres se font rares, en salades toutes simples, ou mélangées à du (de la?) quinoa. Je pense que ce sont les meilleures tomates que j'aie jamais goûté.
Désormais, les tomates mûrissent plus lentement. Je les ramasse dès que leur couleur vire du vert cru au vert pâle, ou se colore un peu. Dans la chaleur de la maison, étalées dans un plat pour mieux les surveiller, elle mûrissent plus vite et ne s'abîment pas. Les Noires de Crimée, c'est bizarre, sont reparties en végétation, chaque plant a fourni un nouveau bouquet de fruits pas très gros mais tout à fait honorables. Les autres continuent leur route, et je cherche déjà des recettes de tomates vertes, confitures ou chutneys, pour utiliser ces retardataires qui seront nombreuses cette année.
C'est l'automne. Le beau temps qui persiste voudrait nous le faire oublier, mais les jours plus courts, la fraîcheur matinale, les récoltes qui s'essoufflent, les feuilles qui commencent à jaunir et à tomber nous le rappellent. J'aime cette saison. Elle a un goût de plénitude: récoltes rentrées, granges pleines, bocaux de conserves sur les étagères, pots de confiture, mission accomplie. Je ne fais ni confiture ni conserves ou très peu, mes modestes récoltes sont mangées au fur et à mesure. Comment expliquer la survivance de cette sensation?