La rue de mon enfance

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jeudi 15 avril 2010

Un litre de pinard et un pain de 800

Tous les jours, en fin de matinée, elle descendait de sa mansarde pour aller acheter le pain. Un pain de 800. En réalité il pesait 750 grammes, ce n'était pas encore "la baguette" qui servait de symbole au pain quotidien. Heureusement pour elle, la petite vieille de la mansarde, parce que ce pain c'était tout ce qu'elle boufferait jusqu'au lendemain. En sortant de la boulangerie, elle passait au "Casino". L'épicerie. Elle y achetait un kil de rouge. Le pain sec, c'est dur à avaler, le rouge permettait de faire glisser. Et surtout de mieux s'endormir le soir, parce que 750 grammes de pain, c'était un peu juste pour avoir vraiment le ventre plein, et on s'endort moins bien quand on a faim. Le rouge, ça aide. Et puis, ya des calories, et même des vitamines paraît-il.

Elle avait pas cotisé pour la retraite, pour la bonne raison que ça existait pas de son temps. Mais d'autres avaient commencé à cotiser, c'était juste après la guerre, alors je sais pas trop pourquoi elle avait si peu pour vivre. Yavait cette expression bizarre, "économiquement faible", pour parler des vieux dont la retraite était minuscule.

C'étaient "les trente glorieuses", on voit bien que c'était quand même pas glorieux pour tout le monde.

Quinze ans plus tard, on était trois étudiantes dans un petit appart, au dernier étage. Yavait que des greniers au dessus. Oui, mais pourtant, parfois, on entendait des pas traîner sur le sol. En réalité, une vieille dame habitait là, sa piaule délimitée par une fine cloison dans un coin du galetas. Elle ne descendait jamais, l'escalier était devenu trop raide pour elle. Les voisins d'en face, un couple âgé, lui faisaient ses maigres courses. Le soir de Noël, on était allées lui apporter une part de bûche.

Puis un jour, ambulance, brancard dans l'escalier malcommode, la petite vieille du galetas a disparu.

L'autre, celle de mon enfance, je sais pas bien comment elle a fini.

Mon père a cotisé toute sa vie, pour payer les retraites de la génération qui le précédait. Il est mort six mois avant de pouvoir profiter, à son tour, des cotisations de la génération suivante. C'était l'époque où l'âge de la retraite était malicieusement aligné sur l'espérance de vie. Paraît que c'est plus le cas. Paraît qu'on vit trop longtemps, c'est bête. Faut aligner de nouveau. Ou alors mourir plus vite. En tous cas, pas profiter lâchement de la génération qui vient.

Soleil vert?

mercredi 31 mars 2010

Un train qui passe

Chez Suzanne, "Le merle moqueur", une photo me sourit. Deux petits garçons serrés l'un contre l'autre en face d'un monstre déguisé en poubelle. On voit bien qu'ils jubilent, avec une toute petite pointe de peur. Il est vrai que ces yeux noirs et creux, on peut se demander....

Des flots d'enfance me reviennent. On attaquait pas les poubelles (elles avaient pas cette gueule là), mais on disait d'interminables "adieuadieuadieu" aux trains qui passaient derrière la maison, et on hurlait vers le ciel "avion, viens me chercher!".

Les passagers du train répondaient parfois (quelle euphorie alors) mais jamais aucun avion n'est descendu.

Les jeux des pti loulous du quartier étaient moins anodins. On disait (mais l'avaient-ils fait vraiment) que certains se couchaient entre les rails, bien plaqués au sol, avant le passage d'un train. Les copains sur le bord de la voie, excités et tremblants en dedans, jaloux et dépités, chiche, pas chiche, soulagement caché sous des huées si l'autre se dégonflait. Ma mère nous avait mis en garde contre ces tentations, un bout de ferraille pouvait dépasser par dessous et nous tuer, mais c'était à peine nécessaire de nous faire peur, on était des filles, ces défis là ne nous tentaient pas.

Les voies n'étaient pas inaccessibles comme aujourd'hui. Derrière la maison, il y avait d'abord le jardin de la grand mère (du grand père aussi, mais, va savoir pourquoi, on disait "le jardin de mémé". Puis, passé un petit portillon en bois, un autre jardin. Je ne comprenais pas bien pourquoi ce jardin en deux morceaux. Je sais maintenant que le second était sur le territoire de la SNCF, qui laissait traditionnellement cultiver les abords des voies par les riverains. On en retrouve des traces aujourd'hui sur les talus, des roses trémières ensauvagées ou d'autre plantes plus discrètes. Il y aurait (elle existe peut-être) une étude botanique à faire sur les abords des voies de chemin de fer, toute une histoire sociale et locale s'y raconte.

Derrière le second jardin, sur un premier palier, une voie pas vraiment désaffectée mais presque. On y voyait parfois passer, trop lents pour être dangereux, des wagons chargés de betteraves (à sucre ou à distiller?). Ce qu'on aimait, c'était la boue grasse, plus claire que la terre noire du jardin, qui chutait parfois, on la ramassait, elle avait une consistance de pâte à modeler, un plaisir charnel pimenté d'interdit. Ces wagons alimentaient la biscuiterie proche, celle où passeraient une partie de leur vie bien des femmes et des jeunes filles de cette petite ville de banlieue, très ouvrière à l'époque, maintenant couverte de friches industrielles reconverties en ceci cela ou restées terrains vagues couverts de semi-ruines de béton.

La biscuiterie, ma mère y avait travaillé une dizaine d'années, avant son mariage et un peu après, jusqu'à la naissance de ma soeur: deux enfants, il était raisonnable de devenir femme au foyer, d'autant que le troisième s'était mis en route très vite, méthode Ogino, n'est-ce pas, quatre ans trois enfants. On en avait gardé des habitudes, les grosses boîtes métalliques de biscuits cassés ou trop cuits vendus à bas prix. Ma mère ne travaillait pas aux biscuits, elle était "mécanographe" jamais bien su ce que ça voulait dire, je suppose que c'était la facturation. Moi-même, beaucoup plus tard, job d'étudiante, j'avais passé un mois à les emballer, ces foutus biscuits. Un mois carrément "inoubliable", un quasi marquage au fer rouge.

Mais pour l'instant, j'étais une petite fille sage qui jouait au jeu de "plus près mais pas trop" sur un talus de voie ferrée. Car, passée la voie de la biscuiterie, un autre talus, plus haut, en pente plus raide, recouvert de pierres assez grosses, nous faisait de l'oeil. On grimpait à quatre pattes dans la caillasse, on passait un fil métallique même pas barbelé, on pouvait aller jusqu'aux rails, on savait pas bien s'ils étaient électrifiés, alors on touchait pas. On redescendait vite à l'approche d'un train, il passait en faisant tout trembler et nous avec, on agitait nos mains, adieuadieuadieu.

Une vie d'enfant sage, une "petite vie mélancolique" comme celle du Petit Prince, avec des trains qui passent en guise de coucher de soleil.

jeudi 18 février 2010

Rose pour les filles, bleu pour les garçons

Il avait quatre ou cinq ans et des cheveux magnifiques. Dorés, bouclés, de longues anglaises qui lui tombaient aux épaules, une coque (tenue comment?) qui lui retombait un peu sur le front. Coiffure désuète amoureusement refaite, je suppose, plusieurs fois dans la journée par une mère ou une grand mère en adoration devant lui. A cette époque, en tous cas dans mon quartier, on ne connaissait pas bien les familles, on ne rentrait que très rarement dans les maisons, le terrain de jeu des mômes c'était la rue.

Un jour, il nous est apparu avec quasiment "la boule à zéro" manifestement faite maison, avec quelques ratés, comme on savait le faire alors. Un vrai massacre. Je me souviens encore de la stupeur indignée de ma mère:

"Mais pourquoi on lui a fait ça, à cette petite fille?"

Il s'appelait Joël, nous on savait tous (comment?) que c'était un garçon, elle l'avait toujours "vu" comme une fille. De mon frère, qui avait les longs cils sombres que je retrouve chez mon petit fils, on disait que c'était "dommage pour un garçon". Lui aussi avait eu des boucles, mais courtes, lui aussi avait maintenant la coupe maison qui lui faisant des épis obstinés. Les anglaises blondes, dans ce quartier populaire, c'était un autre siècle, un autre milieu. Incongru. Un père avisé et réaliste avait jugé que ça suffisait comme ça, qu'il était temps de sortir le marmot des jupes des femmes. J'imagine que ce soir là les larmes ont coulé. Et que les boucles blondes sont restées longtemps dans le tiroir aux souvenirs, nouées d'une faveur.

Rose ou bleue?

jeudi 18 juin 2009

Premier amour?

Nous avons neuf ans tous les deux. Il habite dans ma rue. Il a l'accent parisien et la gouaille qui va avec. Il dit "merde" sans ostentation, comme si c'était naturel. Un jour, il traite de "grand dadais" un jeune adulte de notre entourage, sa mère fait "chut!" un peu gênée, mais pas vraiment fâchée. Je ne connais pas ce mot, il appartient au vocabulaire d'une autre classe sociale que la mienne, mais je sens bien l'insolence et la transgression. J'admire.

Souvent, nous nous retrouvons sur le chemin de l'école, plutôt au retour car à l'aller je suis toujours en retard. Pour moi, rien ne se passe que le plaisir de l'entendre pérorer sans doute, je suis sous le charme, il est gentil, il est drôle.

Un jour, il n'est pas là, je me vois soudain entourée d'une horde de garçons. Trois ou quatre, à vrai dire, mais ils crient, ils tournent, j'ai peur, je ne les ai pas vus venir. Je revois le lieu, près de la barrière du passage à niveau, et curieusement sur la gauche d'une route que je n'étais pas censée traverser. Ils ricanent: "la copine à Jean-Pierre, la copine à Jean-Pierre", plus d'autres sous entendus auxquels je ne comprends goutte (j'ignorais même la signification du mot "cul"...). Puis cette phrase, enfin compréhensible "Quand est-ce que tu nous présenteras ton gosse?".

Je finis par leur échapper, je rentre en larmes à la maison. Ma mère m'interroge, prudemment elle essaie de repérer où j'en suis de mes relations avec ce Jean-Pierre, je finis par avouer qu'on se tenait parfois par la main.

Ah...

Désormais je ne fais plus route avec lui. J'ai compris que ça ne se fait pas de tenir un garçon par la main quand on a neuf ans. Mais c'est surtout le sentiment de trahison qui reste vif, plus de cinquante ans après, derrière le sourire nostalgique: il leur avait dit quoi, ce grand dadais, à ses copains?