Comme un cochon qu'on égorge
Par cultive ton jardin le dimanche 29 mai 2011, 11:13 - Cette France là - Lien permanent
Deux expressions mystérieuses, parmi tant d'autres, ont accompagné mon enfance. On ne faisait pas de compliments aux enfants, c'était pas bon pour leur éducation. Il arrivait parfois, rarement, qu'une remarque particulièrement judicieuse "pour mon âge" attire l'attention d'un adulte. Une petite étincelle (admiration ironique) s'allumait alors dans ses yeux: "On f'ra kékchose de toi... si les ptits cochons te mangent pas". Moi, je savais pas trop si c'était du lard... ou du cochon, justement. Parce que la surprise admirative était instantanément effacée par la moquerie, et un zeste de menace. J'ai su plus tard qu'en effet, dans les anciennes fermes où cochons et enfants voisinaient en liberté et sans guère de surveillance, il arrivait qu'un tout petit ait de graves ennuis avec le cochon: c'est omnivore, un cochon. Mais dans la banlieue ouvrière où nous vivions, on ignorait tout des cochons. Ma grand mère en avait pourtant élevé un, et aussi une chèvre (pas ensemble, successivement) dans un petit appentis voisin de la maison, avec les poules et les lapins. Mais nous, jamais. Ma mère craignait les animaux, même les chiens et les chats, elle aimait pas trop. Alors un cochon....
L'autre expression, c'était quand, lors d'une dispute entre frangins et frangines, l'un de nous, vaincu et révolté, se mettait à hurler. "Comme un cochon qu'on égorge" disait ma mère. Ça non plus, je voyais pas bien ce que ça voulait dire. J'avais presque trente ans quand j'ai compris, vraiment compris. Un après midi d'automne, dans le village du Vercors où j'habitais alors, je suis alertée par des hurlements terrifiants, interminables. Impossible de faire autrement, je sors, je marche, je vais vers ce cri qui me guide, m'attire, m'épouvante et me fascine. Dans la cour de la ferme voisine, on est en train de tuer le cochon.
J'avais souvent vu mon grand père tuer les lapins. Mais là, rien à voir. Le lapin ne criait pas, ou alors, c'est que le pépé avait loupé son coup, il était pas content de lui, un lapin, ça se tue proprement. Mais un cochon, pas possible. D'abord, un cochon, c'est intelligent, ça comprend assez vite où on veut en venir. Et puis, c'est gros, c'est fort, un cochon. C'est violent. Celui-là, ils l'avaient attaché sur une échelle. Vaut mieux que l'échelle soit pas vermoulue. Quand je suis arrivée, il avait cessé de hurler. Une phase moins gore, plus technique commençait. C'est passionnant de voir dépecer un cochon. Pourtant, l'émotion a dû me brouiller la mémoire, je ne me rappelle pas grand chose: le ventre ouvert qui ressemblait à une planche d'anatomie humaine, les boyaux qu'on déplie et qu'on lave pour le boudin, le chaudron où l'on brasse le sang soigneusement recueilli, les quelques morceaux que l'on prélève pour les manger de suite, la fameuse fricassée qui fait du jour du cochon une fête. Tout le reste sera conservé. De la viande pour l'année, autrefois, dans ces montagnes paumées, de la viande qui coûtait pas cher. Le cochon recyclait tout, les patates trop petites pour qu'on les épluche, il serait rien resté, les épluchures, le petit lait, les croûtons trop durs, les restes de repas. Pour me prouver combien j'étais "chameau", ma mère racontait l'histoire des pâtes qui avaient fini dans "le seau du cochon": caprice pour ne pas les manger, puis tentative de les récupérer dans le seau, jamais contente!
Le cochon d'aujourd'hui n'a plus grand chose à voir avec ça. Souvent, il était seul, chaque famille avait le sien. On savait ce qu'il bouffait, à peu de chose près la même chose que ses maîtres. On l'aimait, ce cochon, compagnon d'une année, petit et rose, tellement mignon au début, puis grisonnant, massif et gras, éveillant alors une sympathie beaucoup moins désintéressée. Pour les paysans pauvres de nos montagnes, c'était l'assurance de manger un peu de viande tout au long de l'hiver. Bien grasse, la viande, car il en fallait du gras pour se réchauffer dans les maisons sombres et glacées, pour carburer aux durs travaux. Peu de viande, mais saine. Dans les vivres qu'on en tirait, jambon, saucisson, lard, boudin, on savait ce qu'il y avait. Je suppose bien qu'on lui donnait pas d'antibiotiques à ce cochon là. Pourtant, quand on raconte des histoires d'épidémies, de bêtes qui crèvent en nombre sans qu'on sache trop pourquoi, il est rarement question de cochon. Est-ce que les maladies épargnaient les cochons? Aujourd'hui les cochons sont élevés par milliers, dizaines de milliers, dans des usines, nourris de farines mystérieuses, gavés de médicaments préventifs, amputés de la fameuse queue en tire-bouchon des comptines pour éviter qu'ils se bouffent les uns les autres. Puis ils sont tués, silencieusement, à la chaîne, estourbis avant d'avoir pu comprendre (quoique?). Les charcuteries sont imprégnées de produits divers qui donnent aux jambons bas de gamme une consistance de caoutchouc. Le cochon pollue la terre, l'eau et la mer. La viande de cochon reste une des moins chères, le cochon continue à nourrir le peuple, mais à quel prix?
Comment, dans une culture qui a, pendant des siècles, tué rituellement le cochon, assumant sans angoisse ses hurlements désespérés et quasi humains, trouve-t-on aujourd'hui des plaisantins qui s'indignent de moutons qu'on égorge dans une baignoire et tentent de faire du cochon un quasi drapeau national? .
Commentaires
Comme le lien ne fonctionne plus, voici une partie du texte qui ne manque pas de piquant, Ubu pas mort!
"Les porcs suisses ne pourront plus être nourris avec des restes de repas dès le 1er juillet. Le Conseil fédéral a mis mercredi en vigueur à cette date la réglementation introduite sur pression de l'Union européenne. D'autres ordonnances agricoles ont été modifiées.
Pour continuer d'exporter du porc sans restriction en Europe, la Suisse n'a eu d'autre choix que d'interdire l'utilisation des déchets de cuisine et des restes de repas dans l'alimentation animale. Les 27 ont mis un terme à l'affouragement des restes de repas aux porcs depuis 2006."